LA DESANALYSE

Publié le par Tullechecs

Vous êtes resté plusieurs heures à vous taire, face à un individu hostile et laid. Au lieu de le rosser, comportement naturel et sain, vous êtes resté figé sur votre chaise à calculer et recalculer la moindre poussée de pions. Vous n'en pouvez plus d'agressivité refoulée. L'analyse va vous servir de sas de décompression avant le retour à la vie civile, c'est aussi le moment de prendre votre revanche ou de retourner le couteau dans les plaies béantes et mortelles de l'adversaire. 
     Il est frappant de voir à quel point une salle d'analyse est l'antithèse d'une salle de tournoi. Fumer y est encouragé, les comportements bruyants et les bousculades de rigueur, la bière coule à flot et il est rare qu'une jeune fille soucieuse de rester pure jusqu'au mariage ose s'aventurer en ce lieu plus évocateur d'une chambrée de soudards que d'un temple de la pensée.
     Entrez dans l'arène sans appréhension. Il n'est nullement nécessaire d'être un crack, ni même d'avoir gagné pour briller ici. Tout est dans l'aplomb et dans l'apparence. N'hésitez pas à bomber le torse, à vous racler virilement la gorge, à rouler les épaules...
     Puisque nous en sommes à la gestuelle, entraînez-vous à faire la moue. Une bonne contorsion labiale, lourde de mépris, remplacera l'argument qui vous manque pour dévaloriser l'idée que votre interlocuteur a eu le mauvais goût d'avoir à votre place.
     Le geste souligne efficacement la pensée, et la supplée plus efficacement encore. A court d'inspiration, n'hésitez pas à prendre une pièce vaguement centrale et à la claquer plusieurs fois sur l'échiquier. Cette familiarité démontrera que les échecs sont votre univers. Ajoutez un moignon de phrase à la signification obscure, par exemple : " Tout le problème est là...", ou "Il y a toujours ça...".
     Impressionné par la théâtralisation de votre jugement, le public n'osera pas poser les questions qui vous embarrasseraient bien et se convaincra tout seul de sa profonde incompréhension positionnelle. Laissez passer quelques instants de silence et reclaquez deux ou trois fois la même pièce en faisant simplement une moue de découragement. Vous donnerez ainsi l'image d'un esprit fort qui calcule de nombreuses et complexes variantes et qui consolide ainsi sa première opinion. Tel l'albatros empêché dans sa marche par ses ailes de géant, votre génie échiquéen vous rend inaccessible à la plèbe. Autre technique : sous prétexte d'exposer un plan de développement, bougez plusieurs pièces d'un même camp sans toucher aux pièces adverses, vous noierez ainsi complètement votre public qui ne reconnaîtra pas la partie de départ...
     Ne vous contentez pas pour autant de grognements et de borborygmes onomatopéiques, notre langue est assez riche pour vous permettre de parler sans démasquer votre ignorance crasse. Une astuce classique consiste à citer des sources très précises, heureusement invérifiables dans l'instant, pour justifier votre arrogance. Vous pouvez évoquer la partie Nimzowisch-Réti, Ostende 1912, l'informateur numéro 38, parties 317 à 321; ou encore prétendre que Karpov à joué cette position à 8 reprises entre 1970 et 1982. Evitez tout de même d'en faire trop : il n'y a jamais eu de partie Kasparov-Capablanca ni Fischer-Noah; et les parties d'échecs sont rarement publiées dans L'équipe. A proscrire également sont les expressions vaguement proverbiales, un peu faciles, telles "Dans le gambit Letton, tout est bon" ou " Fou en fianchetto, fou de charlot". 
     Si l'un des camps possède la paire de fous, dites : "Oui, mais il y a la paire de fous!", ou "La paire de fous fait toute la différence" sans préciser au bénéfice de qui. Si les deux camps ont la paire de fous, il vaut mieux ne pas en parler. D'ailleurs, vous n'avez jamais compris l'intérêt d'avoir deux pièces qui ne peuvent pas se protéger mutuellement et qu'un cavalier peut si facilement fourchetter. 
     Ne ratez jamais une occasion de dire le peu que vous savez. Distinguez-vous un pion passé d'un pion arrièré? Dites-le. Pouvez reconnaître une case centrale? Clamez-le : "Oui, mais la case d5 est centrale ". Ces petites phrases, insignifiantes il faut l'admettre, passeront pour preuves d'érudition dans l'abrutissante cacophonie de ce tripot enfumé. Notez qu'il faut toujours commencer ses interventions par "oui, mais" , le oui indiquant, à tort, que vous êtes au coeur du débat, le mais consolidant votre personnalité, qui en a bien besoin, par l'affirmation d'une opposition. Autre exemple : si votre adversaire vous embrouille dans une variante, vous pourrez rétorquer : "Oui, mais nous ne sommes plus dans la partie".
     Il se peut qu'un petit groupe se forme autour de votre table et qu'une voix s'élève derrière vous et suggère un coup. Avant de vous lever pour gifler l'insolent, vérifier de qui il s'agit. En effet, si il est admis et encouragé d'être impitoyable avec les Elo inférieurs, vous devez dévotion et servilité aux Elo supérieurs ( dites "gros Elo"), ce qui transcende toutes notions de politesse et de respect.
     Peut-être serez-vous trop fatigué pour élaborer une expression cohérente. Effondré par une défaite humiliante, grippé d'avoir joué dans les courants d'air, les sandwichs beurre-rillettes du bar vous ayant mis le coeur au bord des lèvres et un petit caillou a transformé votre chaussure droite en septième cercle de l'enfer. Un imbécile que vous n'avez plus la force de haïr vous saoule de réflexions ineptes en claquant des petits morceaux de bois sur un échiquier qui ne lui a rien fait non plus. Vous sentez monter en vous le désir de baisser les bras, de reconnaître votre profonde incompréhension, d'abdiquer ce qu'il vous reste d'orgueil et de murmurer en sanglotant que vous êtes venu jouer ici parce que vous avez perdu votre boulot, que vos parents vous ont renié, que les femmes se moquent de vous, que votre chien vous a mordu, qu'un huissier a saisi votre télévision, que vous avez faim et froid, que vous êtes nu et que vous pleurez parce que les enfants vous jettent des pierres.
     Eh bien retenez-vous, l'aveu de votre faiblesse ne vous apporterait nulle compassion. Vous faites partie de la confrérie des joueurs d'échecs, et l'affirmation de votre insignifiance éclabousserait les autres.
     Pour tenir dans cette situation extrême, voici quelques assertions classiques dont la réelle signification est :" J'en peux plus, foutez-moi la paix".
     Au choix : "La position n'est pas claire", "Avec des compensations possibles", "Avec un contrejeu aléatoire".
     On notera qu'il n'y a aucune gravité à bafouiller. Sont admis aussi : "Position aléatoire", "Compensations pas claires", "Contrejeu possible" 
     On a même entendu des : "position compensée", "Contrejeu positionnel", Ou encore : "Possibilité pas claire", "Possibilité aléatoire", "possible contre-jeu pas clair". Etc...
     Un règlement absurde, appliqué avec zèle par des arbitres au coeur de glace et au menton broussailleux, stipule qu'il est interdit d'analyser une partie en cours! Ce serait pourtant bien utile pour contrer des adversaires qui profitent lâchement de leur supériorité intellectuelle et de leur érudition pour vous mettre à mal. Face à une loi aussi ubuesque, ne vous sentez pas tenu d'appliquer avec rigueur les conseils sérieux qui précédent : faites preuve d'un peu de fantaisie!




(Extrait du livre de Patrick  LEGRAND : mémoires d'un joueur d'échecs lamentable)
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